Cité rouge

Texte paru dans l’édition du 23/02/06 du journal l’Humanité

J’habite une cité en briques rouges. Bien que située dans la banlieue nord de Paris, on se croirait quelque part en Angleterre, dans un film de Ken Loach. C’est la seule cité qui a résisté aux bombardements alliés qui s’attaquèrent aux forces allemandes positionnées sur l’aéroport du Bourget. Elle date des années trente et jusqu’à aujourd’hui, tout le monde l’appelle « la cité rouge » ou cité « congés payés ». Vu le taux de chômage, on pourrait la rebaptiser cité « congé-stionnées ».
J’y habite depuis cinq ans. Ayant toujours vécu en HLM, j’ai la passion du voisinage. Enfant, lorsque mes parents m’envoyaient chercher du sel, un oeuf ou un boeuf chez un autre locataire, je me régalais. Entrer chez les gens, quel délice ! On retrouve d’ailleurs cette dimension dans le métier de chanteur ; mettre des mélodies en tête, rendre vos mots familiers, habiter les autres en définitive.
Lorsque j’ai emménagé, j’ai pris du plaisir à aller saluer mes nouveaux voisins. Il y en avait pourtant un que je ne croisais jamais ; mon voisin du dessous. Je l’entendais remuer des meubles, la nuit. Il me réveillait parfois au son d’une musique militaire dont tout l’immeuble profitait.
Les autres m’avaient prévenu : « Le vieux, il n’est pas commode ; c’est un ancien légionnaire ! » J’hésitais à jouer du piano trop fort et réduisais mes déplacements au strict minimum. Il s’agissait de ne pas l’agacer. Un ancien légionnaire, ça cache toujours une vieille grenade prête à reprendre du service.
Nous étions alors en pleine élection municipale et comptions bien renverser la majorité UMP qui s’employait depuis 1989 à transformer cette ville en cité-dortoir. Un soir, alors que je pénétrais dans le hall de mon immeuble, je tombai nez à nez avec mon voisin du dessous. Pas de doute, c’était bien le vieux pas commode que l’on m’avait décrit.
Il venait de ramasser son courrier et scrutait attentivement les visages des candidats de la liste de gauche présentés sur notre tract. Il m’observa, regarda le tract, m’observa à nouveau puis s’engagea dans les escaliers. Pas un mot n’avait été échangé. Je lui emboîtai le pas, n’osant pas le dépasser avant son étage. Lorsqu’il atteignit sa porte, je lui lançai un timide bonsoir.
Il se retourna. Tout en me fixant, il m’adressa cette question pour le moins directe : « Mais vous, vous êtes communiste ? » Je pris le temps de déglutir, resongeai à la grenade et osai : « Disons que... oui. » Et après un silence qui me parut une éternité, il me lança, avant de refermer sa porte : « Et ben, moi aussi je suis communiste ; bonsoir ! ». J’avais fait la connaissance de tout l’immeuble.